LA BATAILLE DE GAZA - 13 novembre 1239

Bibliothèque des Croisades par Joseph-François Michaud –

 

Première partie - Chronique de France - 1829


Matthieu Paris : Historia Anglorum, Chronica majora, Part III ; Continuation of Chronica maiora. 1250-1259. Détail Royal 14 C VII  f. 130v. Temple de Paris
Matthieu Paris : Historia Anglorum, Chronica majora, Part III ; Continuation of Chronica maiora. 1250-1259. Détail Royal 14 C VII f. 130v.

Manuscrit de Rothelin

 

L'auteur du manuscrit que nous avons sous les yeux, s'étend beaucoup sur la croisade des seigneurs français;

il parle d'abord d'une expédition que firent le duc de Bretagne et quelques-uns des barons croisés sur le territoire du soudan de Damas, d'où ils revinrent avec un immense butin, composé principalement de chameaux, de bœufs, d'ânes, de chevaux et de buffles. Le comte de Bar et autres grands barons de l'ost, dit le chroniqueur, "orent grant envie et grant despit de ceste proie que le cuens de Bretagne avoit gagniée sur les mescreans". Ils résolurent donc de faire à leur tour quelque expédition où ils pussent faire aussi un grand butin, et se disposèrent à marcher vers Gaza. Quand leur dessein fut connu, le roi de Navarre et plusieurs autres chefs vinrent auprès d'eux, et leur firent des représentations sur les dangers qu'ils allaient courir au milieu d'un pays ennemi ; ajoutant que, s'ils voulaient attendre au lendemain, toute l'armée se rendrait à Ascalon, et les accompagnerait dans l'excursion qu'ils méditaient. Ceux-ci ne voulurent rien entendre, et se contentèrent de répondre qu'ils étaient venus en Syrie pour guerroyer les mescreans.

 

Enfin le roi de Navarre, que les croisés avaient nommé leur chef, ordonna, au nom de Jésus-Christ, à tous ceux qui voulaient partir, de rester au camp; il ne put se faire obéir. Les comtes de Bar, de Montfort, et autres, partirent avec leurs hommes d'armes; ceux qui restaient, redoutant quelque malheur, se dirigèrent sur-le-champ vers Ascalon, ou ils espéraient pouvoir porter des secours à leurs imprudents compagnons. Ceux-ci, s'étant mis en route, arrivèrent la nuit au ruisseau qui bornait le royaume de Jérusalem du coté de l'Egypte. Le comte Gauthier leur conseilla alors de s'arrêter ; car il y avait péril à aller plus loin : les autres furent d'avis de passer le ruisseau, espérant trouver une prairie remplie de troupeaux. A l'approche du jour, ils arrivèrent dans un lieu étroit, situé entre des collines, et s'arrêtèrent, attendant que les bestes fussent envoyées aux champs, et que les gens fussent à leur labourage. Ici l'auteur décrit la halte de cette troupe aventureuse; il dit que les riches homes firent mettre les nappes, et qu'ils se mirent à manger le pain, les gallines et chapons, la chair cuite, le fromage, qu'ils avaient apportés avec eux, sans oublier le vin en bouteille et en baril. Les uns mangeaient, ajoutet-il, les autres dormaient, les autres soignaient leurs chevaux; et telle était leur aveugle sécurité, qu'ils songeaient à peine aux ennemis qu'ils avaient à combattre : ils ne tardèrent pas à s'apercevoir que Nostre-Sire Jésus-Christ ne voult mie que on le serve en telle manière.

Le commandant égyptien qui se trouvait à Gaza, avait été averti par ses espions de l'arrivée des chrétiens; il fit allumer de grands feux, qui furent comme un signal d'alarme pour tous les habitants. De toutes parts les Sarrasins accoururent ; les archers, les frondeurs, eurent ordre de s'assembler sur les hauteurs qui dominaient l'endroit où étaient les croisés. Le comte de Bar se mit lui-même à la tête de la cavalerie, et marcha pour attaquer les ennemis. Un horrible vacarme, des cris, le bruit des tambours, des cornets, les hennissements des chevaux, se firent tout-à-coup entendre. Les chefs des croisés, à l'approche des Sarrasins, tinrent conseil sur ce qu'ils devaient faire. Le comte Gauthier, le duc de Bourgogne, étaient d'avis qu'ils s'en retournassent et qu'ils n'attendissent mie la bataille, attendu qu'ils avaient du sable jusqu'aux genoux, et que les musulmans étaient treize contre un. Les comtes de Bar et de Montfort voulaient qu'on se battît, par la raison que l'ennemi était en présence, et qu'on ne pourrait lui échapper dans la retraite. Le comte de Jaffa et le duc de Bourgogne dirent qu'ils ne voulaient mie perdre eux-mesmes et leurs gens, et se séparèrent des autres croisés, prenant la route d'Ascalon. Les pèlerins qui restaient prièrent ceux qui partaient d'engager le roi de Navarre à venir les secourir au plus tôt ; car ils étaient tous en danger de périr. 

En vain le duc de Bourgogne et le comte de Jaffa les supplièrent-ils de nouveau d'échapper par la retraite à une perte certaine; ils ne purent rien obtenir. Bientôt une grêle de traits fut lancée par les Sarrasins. Les archers chrétiens firent reculer plusieurs fois l'ennemi : mais les traits et les flèches leur manquèrent ; ce qui donna un nouveau courage aux musulmans. Plusieurs fois, ayant à leur tête le comte de Bar et le comte de Montfort, les cavaliers se précipitèrent sur les Sarrasins; après avoir dispersé l'immense multitude qu'ils avaient devant eux, ils revenaient occuper le lieu étroit ou ils s'étaient d'abord arrêtés, et qui leur servait de camp retranché. Après plusieurs attaques, le commandant de Gaza les attira dans la plaine en feignant de fuir, et dans le même temps il ordonna à ceux qui se trouvaient sur les collines, de s'emparer du lieu qu'occupaient les chrétiens. Cette manœuvre lui ayant réussi, les croisés se trouvèrent environnés et assaillis de toutes parts, sans autre espoir que de vendre chèrement leur vie. Les comtes de Bar, de Montfort et quelques chevaliers résistèrent encore longtemps, et firent merveilles d'armes : à la fin, ils tombèrent de fatigue, et les Sarrasins en triomphèrent. Tous ceux qui n'avaient pas péri dans la bataille furent traînés en prison en Egypte, à Damiette et au Caire, et autres lieux par le pays. Dans les bonnes villes des mescreans, assez lor faisoit-on de hontes et villanies quant ils passoient parmi les rues.

Le récit que fait la chronique de cette bataille de Gaza, nous a paru un chef-d'œuvre de narration. Après avoir décrit cette défaite, l'auteur peint aussi avec beaucoup de chaleur l'empressement avec lequel les croisés restés à Ascalon et avertis par le roi de Navarre prirent les armes pour secourir leurs compagnons et leurs frères. Lorsqu'ils arrivèrent sur le champ de bataille, les Sarrasins s'occupaient de lier les prisonniers qu'ils avaient faits; ils n'attendirent point les chrétiens et se retirèrent en toute hâte : le lieu où les chrétiens avaient combattu, était couvert de leurs cadavres dépouilles; quelques-uns respiraient encore, et furent transportes à Ascalon sur les écus des chevaliers. Le roi de Navarre et les autres chefs demandèrent aux Hospitaliers, aux Templiers et aux guerriers du pays, ce qu'il fallait faire. Ceux-ci répondirent que les Sarrasins étaient sur leurs terres, et pouvaient se retirer dans leurs forteresses; que, si on les attaquait, ils tueraient tous les captifs qu'ils avaient entre leurs mains et qui pouvaient être rachetés. Les parents et les amis de ceux qui avaient été pris, voulaient néanmoins qu'on marchât en avant ; à la fin, on décida qu'on retournerait à Ascalon, où il y eut grant criées et grant brairies pour ceste doloreuse aventure.

Philippe de Nanteuil, un des captifs qui furent menés en Egypte, composa dans sa captivité plusieurs chansons. Le chroniqueur nous en a conservé une que ce chevalier envoya à l'armée chrétienne ; nous en donnons ici une traduction littérale :

Détail de trois boucliers inversés

avec les armes des croisés français

tués lors de la bataille de Gaza

le 13 novembre 1239.

 

Dareines

- Henri II - comte de Bar

- Jean de Barres

 

Bannières inversées des Hospitaliers et des Templiers.

 

" Je veux, en chantant, entretenir mon deuil et nourrir  

" la douleur que j'éprouve de la mésaventure du preux et  

" brave comte de Montfort, si méritant et si digne de

" louange, qui est venu en Syrie pour combattre ; ce que la

" France a vu avec peine. Mais la guerre n'a pas duré long-

" temps; car Dieu n'a pas permis que le comte sortit de son

" premier combat. France, ô douce contrée, que tous ont

" l'habitude d'honorer, vous n'aurez plus de joie et vous allez

" pleurer. Chaque jour vous serez plus attristée de cette

" mésaventure, et votre chagrin sera sans mesure; car vous

" avez perdu vos comtes. Comte de Bar, quel deuil ne va

" pas répandre parmi les Français la nouvelle de ce qui vous

" est arrivé ! Que maudite soit la journée où la France a été

" déshéritée de si braves chevaliers, où tant de preux sont

" devenus esclaves et captifs ! Si les Templiers et les Hos-

" pitaliers eussent donné à nos gens l'exemple de marcher au

" combat, la fleur de notre chevalerie ne serait pas en prison,

" ni les Sarrasins en vie : mais c'est ce qu'ils ne daignèrent

" pas faire ; ce qui fut une sorte de trahison.

" Chanson, qui fus inspirée par la douleur et la pitié, va

" à l'armée, au nom de Dieu et de l'amitié, et dis-lui qu'elle

" ne tarde pas à nous délivrer, ou par les armes, ou par une

" rançon. 


Les seigneurs et les barons croisés quittèrent Ascalon, et vinrent à Jaffa, à Acre, à Tyr, à Tripoli et plusieurs autres bonnes villes des chrétiens. Par tous les lieux où ils venaient, dit la chronique, il y avait grant cris et grant pleurs de gens pour ceux qui estoient perdus. Bien disoient aucunes gens que, si l'on avoit éprouvé une défaite, ce n'estoit que pour l'orgueil, et pour l'envie, et pour les autres péchés. Ceux qui prêchaient au camp disaient souvent, à ce sujet, des choses qui point ne plaisaient aux hauts homes. Maître Guillaume, légat du pape, à la fin de ses sermons, répétait souvent ces paroles : Pour Dieu, belles gens, priez Dieu qu'il rende les cœurs aux hauts homes de cet ost.

Le chroniqueur ajoute qu'on fit plusieurs chansons, mais qu'il ne veut en rapporter qu'une seule ; la voici :

" Que personne ne chante gaiement de joyeuses chansons,

" tandis que nos barons restent oisifs en Syrie. Ni les bourgs

" ni les châteaux ne sont gais, depuis qu'ils savent que le

" comte de Bar a perdu la vie, victime d'une folle haine. Si

" nos gens ne se mettent promptement à l'œuvre, tout leur

" tournera à rebours; il y a trop d'envieux qui se réunissent

" les uns aux autres : ils perdront le fruit de leurs travaux,

" si Dieu ne châtie leur orgueil; si Dieu ne vient nous se-

" courir, ils auront perdu leurs peines; leur retour sera

" honteux, et la sainte Eglise abaissée. Ils n'ont encore rien

 " fait dont ils puissent se glorifier, et l'on n'a pas encore en-

" tendu parler de leur valeur. Si Dieu n'abaisse leur orgueil,

» ils seront déchus de leur renommée ; car on disait, lorsque

" de si grands barons partirent de France, que c'était la fleur

" de la chevalerie. Ils ne considèrent pas combien le séjour

" en Syrie pèse aux pauvres bacheliers, aux gentilshommes

" qui ont engagé leurs terres, et qui ne reçoivent ni secours

" ni marque d'intérêt des grands seigneurs, quand ils n'ont

" plus d'argent : lorsqu'ils ont échappé à la captivité ou à la

" mort, ils s'en reviennent tout confus en France.

" Seigneurs qui êtes maintenant dans les fers, il y aurait

" de la folie à blâmer Dieu ; le peuple de France prie pour

" vous: vous êtes trop fiers de votre valeur; votre témérité

" vous empêcha d'être secourus. Soyez sûrs que la douleur

" saisira le fils de Marie, si Dieu ne vous délivre."

Ces chansons, qui n'ont jamais été publiées, font très bien connaitre quel était l'esprit de cette croisade. On sait que le chef des croisés, le roi de Navarre, était lui-même un chansonnier ; il était tout naturel que, sous ses drapeaux, on s'occupât plus de chansons que de combats. Aussi les chefs se bornèrent-ils à conclure des trêves avec les sultans de Damas et du Caire. Ce dernier rendit les prisonniers faits à la bataille de Gaza ; mais on ne put retrouver le comte de Bar.

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