De la guerre à la paix
Depuis les Pères de l'Église, de longs siècles
de maturation avaient permis à la pensée chrétienne de légitimer la guerre, tant est si bien qu'au milieu du XIIe siècle, il était parfaitement admis que celle-ci pouvait être nécessaire pour faire régner l'ordre et la justice.
De fait, guerre et paix n'étaient en rien antinomiques ; au contraire, la guerre juste devait conduire à la paix. Dans ce cadre conceptuel, on comprend que les autorités ecclésiastiques aient attendu de la milice templière qu'elle fasse œuvre de paix.
En tant qu'institution religieuse, l'Ordre devait contribuer par tous les moyens à l'idéal chrétien de paix universelle. D'autres part, l'approbation de la confraternité templière s'inscrivait pleinement dans la spiritualité de la croisade, elle-même en partie héritière de la Paix de Dieu.
La croisade, en effet, était résolument vécue comme une œuvre de charité chrétienne, un acte d'amour et une mission dont la finalité était bien la paix, condition indispensable à l'accomplissement du salut collectif.
Dans cette perspective, on peut comprendre le De laude de Bernard de Clairvaux comme une sorte de manifeste de paix : la fraternité templière doit être un modèle de concorde entre les hommes, tandis que l'élimination des infidèles annonce aussi un âge de paix dans l'attente de la Parousie*. Pour saint Bernard, les Templiers sont "attentifs à conserver l'unité de l'Esprit par le lien de la paix" (Éphésiens, 4, 3), et s'ils tuent, c'est avec la paix dans leur cœur. La liturgie templière elle-même exaltait l'idéal pacifiste, non seulement lors des prières du prône où le chapelain énonçait des intentions pour la paix – ce qui était assez banal –, mais encore lors de chaque chapitre conventuel où le maître prononçait une prière pour la paix, avant que le chapelain ne reçoive les confessions des frères. La règle insiste encore sur l'harmonie spirituelle nécessaire à la paix intérieure mais aussi sur la concorde entre frères – une concorde symbolisée par le baiser de paix qui venait clore la cérémonie d'admission dans l'ordre.
Au-delà de cette dimension spirituelle et théologique, la guerre a toujours été indissociable de la diplomatie. Or, plusieurs travaux récemment synthétisés par Kristjan Toomaspoeg ont souligné l'importance de l'activité diplomatique des ordres militaires, parmi lesquels se distinguèrent plusieurs dignitaires templiers. Leur statut et leurs compétences, ainsi mis au service des différents pouvoirs politiques et de la papauté, ont tout particulièrement désigné les frères à la conduite de négociations de paix. Forts de leur expérience de l'Orient, les Templiers se posèrent fréquemment en médiateurs et garants des trêves entre puissances chrétiennes et musulmanes. L'Ordre fut d'ailleurs assez indépendant pour conclure des trêves de son propre chef ; ainsi, par la série d'accords qu'il passa avec les Mamelouks entre 1267 et 1282, sans doute retarde-t-il la chute de la Terre sainte. On trouve également quantité d'exemples de la même aptitude à la pacification dans les affaires occidentales. En Provence, les dignitaires du Temple furent systématiquement associés, comme médiateurs, témoins ou garants, aux différents pourparlers entre les dynasties comtales de Toulouse et de Barcelone, comme aux traités de Jarnègues, en 1176 et 1190. Dans ce cadre, les fortifications que les partis s'échangeaient en garantie furent souvent remises à la garde des ordres militaires ; ce fut le cas lors du traité en 1202 entre Alphonse II d'Aragon et Guilhem II de Forcalquier, au terme duquel le Temple et l'Hôpital devaient recevoir la garde de plusieurs positions fortifiées en Haute-Provence.
La vocation militaire désigna de même les Templiers pour assumer, ponctuellement et dans ces cas précis, une action pacificatrice de terrain. Ainsi, dans un Midi français agité tout au long du XIIe siècle par les grands conflits entre princes et par les guerres privées, la milice fut étroitement associée aux initiatives de paix émanant des évêques. On chargea notamment les frères de la levée du "commun de la paix", une taxe destinée à indemniser les victimes de déprédations, tandis que tout le bétail marqué d'une croix était mis sous la protection des commanderies. C'est, enfin, en vertu de cette même mission "paciaire" que les théologiens ont pu attendre des ordres militaires qu'ils combattent les hérétiques. Pourtant les Templiers apparaissent assez peu comme protagonistes directs de la première grande croisade interne à la chrétienté : l' "affaire de paix et de foi " – selon la terminologie pontificale – dirigée contre les hérétiques "Albigeois" entre 1208 et 1229. Les frères méridionaux refusèrent en effet de s'impliquer dans cette croisade trop politique pour ne pas risquer de se couper de milieux locaux auxquels les commanderies étaient étroitement liées. L'affaire albigeoise illustre les réticences générales de l'ordre à intervenir militairement dans les guerres entre chrétiens, voire à suivre aveuglément la politique du Saint-Siège.
Pourtant, trop intégrés aux réseaux socio-politiques locaux et internationaux, les Templiers ne pouvaient décidément pas vivre hors du siècle. Ainsi, partout où ils jouirent d'un certain poids, furent-ils obligés de prendre parti dans les luttes politiques et les crises de succession. Ce fut notamment le cas dans l'Orient latin où les crises se dénouèrent parfois dans la violence, comme lors de la guerre de Saint-Sabas, entre 1256 et 1258, lorsque les inimitiés entre Vénitiens et Génois, par le jeu des alliances, déchirèrent toute la communauté chrétienne d'Acre. Après que leur tentative de médiation eut échoué, Hospitaliers et Templiers se trouvèrent engagés dans des camps opposés, les premiers appuyant le parti de Gênes, tandis que les seconds participèrent, du côté vénitien, aux combats du printemps 1258 qui se déroulèrent à la fois sur mer et dans les rues d'Acre. En s'impliquant dans les querelles dynastiques des États latins, l'ordre prit le risque de s'attirer de profondes inimitiés. Entre 1279 et 1282, dans la crise de succession qui déchirait le comté de Tripoli, Bohémond VII d'Antioche et les Templiers se livrèrent à une véritable guérilla sur mer et sur terre, parce que le maître Guillaume de Beaujeu avait apporté son soutien à Guy de Gibelet.
S'ils en attendaient donc une fidélité politique, les pouvoirs princiers n'hésitèrent pas non plus à mettre à leur service les compétences individuelles des frères. Les Templiers furent donc nombreux à occuper, auprès des gouvernements monarchiques, des charges temporaires (conseillers, diplomates…), voire de véritables offices à caractère administratif (trésorier), spirituel (aumônier, chapelain) et, bien sûr, militaire.
Forts du soutien de la papauté, les princes angevins de Naples utilisèrent volontiers les frères, dans leurs guerres du Mezzogiorno, comme châtelains ou encore capitaines de contingents de mercenaires. Outre la compétence de certaines individualités, les pouvoirs séculiers cherchèrent à obtenir la collaboration de l'ensemble de l'institution templière. Mais cette dernière ne se résolut en général à fournir qu'un appui modeste. Ainsi, en 1284, le contingent de frères chargé de participer à la reconquête de la Sicile pour Charles 1er d'Anjou ne comportait que 4 chevaliers et 16 écuyers.
Des Templiers furent donc bien obligés de combattre contre d'autres chrétiens pour des motifs purement politiques et certains même y laissèrent leur vie. Brian Le Jay, maître en Angleterre, et Johan de Sawtry, commandeur d'Écosse, furent ainsi tués à la bataille de Falkirk, le 22 juillet 1298, livrée par Edouard 1er d'Angleterre contre les Ecossais de William Wallace. De manière générale, si ces frères agissaient à titre personnel, en tant que sujets du pouvoir princier et non en tant que membres de leur institution, il n'empêche que leur implication put porter préjudice à l'image de l'ordre et même attiser bien des rancœurs et des vengeances. A partir de la fin du XIIIe siècle, apparut enfin une situation totalement contraire à la règle puisque certains frères trouvèrent à s'employer, à titre individuel, comme mercenaires dans des armées séculières. En 1302 par exemple, une trentaine de Templiers et d'Hospitaliers furent enrôlés comme soudoyers dans la milice communale de Bruges, dans le cadre de la révolte flamande contre les Français. Sans doute cette participation fut-elle facilitée par le fait que le commandeur du Temple en Flandre, Pieter uten Sacke, était un proche du comte de Flandre. Alors encore marginal, ce phénomène tendra à s'amplifier au XIVe siècle : au cours de la Guerre de Cent Ans, on trouvera ainsi plusieurs cas de frères de l'Hôpital employés comme capitaines des armées royales ou bien s'illustrant, cette fois-ci pour leur propre compte, à la tête des compagnies de routiers…
* Parousie : du grec parousia, "présence", désigne dans la théologie chrétienne le retour glorieux
du Christ à la fin des temps.
Un texte de Damien CARRAZ extrait du livre "Les Templiers et la guerre"
aux éditions LEMME edit - Collection Illustoria.
Partager cette publication :
Écrire commentaire