SUR LA ROUTE DES CROISADES
En prononçant trois petits mots – "Dieu le veut" -, le pape Urbain II va déclencher le 27 novembre 1095, de Clermont, l'un des événements les plus marquants de toute l'histoire occidentale. On emploie l'adjectif à dessein. L'épopée des croisades, en effet, durera quatre siècles. Après huit expéditions successives, elle ne s'achèvera vraiment qu'en janvier 1492 avec la reprise du royaume musulman de Grenade, en Espagne. Mais la trace historique laissée par l'événement sera bien plus durable encore.
Tantôt célébrées comme une "aventure" inaugurale de l'Occident chrétien, tantôt dénigrées comme une préfiguration du colonialisme et de la sauvagerie militaire, les croisades n'auront jamais cessé, depuis près d'un millénaire, d'habiter la mémoire des peuples. La nôtre bien sûr, mais plus encore celles des protagonistes juifs, musulmans, chrétiens orthodoxes ou arméniens.
De Saladin à Saddam Hussein.
Vieille histoire, les croisades sont donc une histoire d'aujourd'hui. Neuf siècles après, la référence à ces expéditions chrétiennes joue un rôle considérable dans la symbolique qui gouverne les conflits du Proche-Orient, des Balkans ou du monde slave. Donnons quelques exemples.
Avant de tirer ses coups de révolver sur le pape Jean Paul II le 13 mai 1981 sur la place Saint Pierre, à Rome, le Turc Ali Agça s'était expliqué dans une lettre sur ses mobiles : "J'ai décidé de tuer Jean Paul II, commandant suprême des croisés."
Ce n'était point là paroles de fou.
Le brasier du Proche-Orient, sans cesse rallumé, brûle encore - et principalement - au feu de ce souvenir là.
Pour l'imaginaire musulman, les croisades demeurent la déchirure initiale, la blessure jamais cicatrisée et qui légitime encore, aux yeux des plus durs, toutes les formes de djihad.
Les principaux dirigeants arabes contemporains, de Gamal Abdel Nasser à Hafez al- Assad en passant par Muammar Kadhafi ou Saddam Hussein, furent nourris du souvenir à la fois amer et glorieux des croisades, dont l'épisode le plus gratifiant pour les musulmans fut celui de la bataille d'Hattin (en 1187), qui entraîna l'expulsion des francs de Jérusalem. Au sein de l'Organisation de Libération de la Palestine, des trois divisions de l'Armée de Libération l'une portait le nom d'Hattin et l'autre d'Ain Jalout, deux noms qui renvoient à la déroute finale des royaumes francs.
Quant à l'état d'Israël, il continue d'être assimilé dans l'imaginaire arabe à une colonie "occidentale" comparable aux royaumes francs fondés par les croisés, royaume qui (sauf celui de Tripoli) durèrent moins d'un siècle.
Israël connaîtra fatalement, répète la propagande islamiste, un sort identique et le monde arabe trouvera tôt ou tard un nouveau Saladin, le Salah al-Din des chroniques qui sut unifier l'islam combattant.
Nasser se compara à Saladin. Hafez al-Assad aussi. Et la hâte avec laquelle, durant la guerre du Golfe de 1991 et celle d'Irak en 2003, Saddam Hussein se posa en nouveau Saladin dressé face à l'Occident ne fit sourire que les oublieux. Dans le petit peuple arabe, la symbolique fut d'autant mieux comprise que les deux présidents Bush, père et fils, invoquaient Dieu, la prière et la "croisade" pour justifier l'entrée en guerre des Etats-Unis.
Mais le souvenir est tout aussi vif chez les chrétiens orthodoxes de Russie ou de Serbie, qui, à la moindre occasion évoquent la prise et le pillage de Constantinople en 1204 par les croisés chrétiens d'obédience latine.
Ou encore chez les chrétiens d'Orient, dont le statut précaire fut, de 1975 à 1992, au centre de l'interminable guerre du Liban. C'est leur alliance avec les croisés qui scella jadis leur isolement. Elle leur est toujours reprochée en 2014.
Dieu le veut !
Mais revenons au point de départ : le prêche guerrier
du pape Urbain II en novembre 1095 devant treize archevêques, deux cent vingt-cinq évêques, quatre centaines d'abbés et quelques milliers de laïques réunis
à Clermont pour un concile spécial.
Pourquoi le pape appelle-t-il à la guerre sainte ?
Il évoque les persécutions dont sont victimes en Terre Sainte les pèlerins qui s'y rendent quelques fois par milliers. Persécutions aggravées, au début du XIe siècle, par le calife fatimide Al-Hakim bi-Amr Allah, une sorte de Néron musulman qui alla jusqu'à raser le Saint-Sépulcre.
Ces persécutions ne sont pas imaginaires, comme le prétendront des historiens laïques. En 1064 par exemple, sept mille pèlerins conduits par Gunther, évêque de Bamberg, ont été attaqués par les Bédouins. Refusant de se défendre, des centaines d'entre eux ont été exterminés. Ces persécutions se sont d'ailleurs renouvelées depuis la conquête de Jérusalem par les Turcs Seldjoukides du général Atsiz, en 1071, qui ont massacré une partie des habitants.
Autre motivation, d'ordre géopolitique celle-là : les menaces qui planent sur l'empire de Constantinople ("Vos frères d'Orient", dit Urbain II) assiégé par les Turcs seldjoukides. L'empereur byzantin, assure le pape, adjure les chrétiens d'Occident à venir à son secours.
Le pape promet donc la remise des péchés "sur l'heure" à ceux qui perdraient leur vie pendant le voyage ou "dans la bataille contre les païens". Il exhorte enfin les chevaliers batailleurs et ceux qui ont été "mercenaires en échanges de gages sordides" à s'engager immédiatement au service du Christ. Puis il jette cette exclamation fameuse que la foule va bientôt reprendre et qui fera plusieurs fois le tour de la chrétienté : "Dieu le veut !"
A ces nobles motifs s'en ajoutent d'autres qui le sont moins. D'abord la volonté avouée d'éloigner du royaume les turbulents fils de chevaliers qui, en s'affrontant sans relâche, y répandent l'insécurité et la violence. Pour ces "bagarreurs", la croisade sera un exutoire. De façon plus globale, cette fin du XIe siècle correspond à une période où l'Europe chrétienne, délivrée des famines, dopée par une démographie en hausse, dispose d'un surplus de puissance. La croisade sera la première initiative prise par l'Occident pour se projeter orgueilleusement hors de ses frontières.
Un "détail" toutefois n'était prévu par personne, pas même Urbain II : c'est engouement prodigieux que son appel va provoquer dans toute l'Europe. Un phénomène qu'on pourrait, au risque de l'anachronisme, qualifier de "médiatique".
Les "pauvres de Dieu"
Dans son homélie de Clermont, le pape avait fixé le départ "officiel" de la croisade au 15 août de l'année suivante (1096), le temps de préparer les quatre corps d'armée qui, empruntant des itinéraires différents, devaient se rejoindre à Constantinople pour y constituer l'Ost notre Seigneur, c'est-à-dire la puissante armée franque.
Or sans attendre la date prévue, averties par le bouche-à-oreille, des foules innombrables se mettent en mouvement dès le printemps 1096 dans toute l'Europe. Elles suivent des prêcheurs enflammés qui parcourent les provinces et ne sont pas sans les télévangélistes d'aujourd'hui. L'un d'eux est entré dans la légende : ce Pierre l'Ermite qui allait pieds nus, monté sur son âne, habillé d'une tunique de laine et d'un capuchon, ce petit homme qui mariait les prostituées, prêchait la concorde mais entraînait les foules vers Jérusalem.
En réalité, ces départs naïfs vers la Terre Sainte constituent l'une des premières irruptions dans l'histoire de ces masses anonymes aspirant à jouer un rôle dans la société et dans l'Église. Ce sont les pauperes Dei (pauvres de Dieu) qui sauront ramener les barons francs à leur devoir.
Manants des campagnes, serfs promis à l'émancipation, familles entières derrière leurs bœufs, mais aussi gens de sac et de corde, ribauds et ribaudes urbaines. Tous prompts à s'enflammer au moindre signe du ciel.
Au total, des dizaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants ayant fébrilement cousu la croix sur leurs hardes s'élancent vers un Orient qu'ils seraient bien en peine de situer et qu'ils confondent parfois avec la Jérusalem céleste. Sans préparatifs. Sans ravitaillement. Sans même, parfois, la moindre idée du chemin à parcourir.
Une chanson de geste, "la Chanson des chétifs", racontera l'épopée pitoyable des ces foules inorganisées et bientôt massacrées.
Ces "croisades populaires" portaient logiquement l'émeute en leur sein. Dans le souvenir des croisades, on confondra plus tard ces désordres avec la croisade officielle, et l'on imputera confusément aux chefs officiels de la croisade (qui ne partiront que plusieurs mois après) des folies qui n'étaient point de leur fait. Ces folies vont bien au-delà des débordements : pogroms systématiques commis par les bandes allemandes, chasse aux juifs le long du Rhin et du Danube, pillages en Hongrie ou dans les Balkans. Quand les puissantes armées "officielles" prendront la route vers Jérusalem, c'est un sillage de meurtres et de sang qu'elles trouveront sur leur chemin.
C'est Byzance !
Sur les quelque cent cinquante mille hommes – chevaliers, fantassins, clercs, femmes et serviteurs – partis d'Europe au milieu de l'été 1096, une dizaine de milliers seulement arriveront le 7 juin 1099, trois ans plus tard, devant les murailles de Jérusalem. Sur la route, en effet, l'armée franque vivra des épisodes aussi divers que terribles. Le plus étonnant est que chacun d'entre eux s'inscrira – de manière différente mais toujours indélébile – dans les mémoires de l'Europe et de l'Orient.
Le premier épisode est d'ordre culturel et politique. Lorsqu'ils arrivent devant les remparts de Constantinople, les frustres et solides guerriers francs découvrent la splendeur d'une ville qui a deux siècles d'avance sur l'Europe d'où ils viennent. Leur stupeur, leur émerveillement – "C'est Byzance" – est décrit dans toutes les chroniques de l'époque et fera date. Les croisés aperçoivent, au-delà des murailles, un périmètre inouï de palais et de statues de porphyre et d'or, un jaillissement de colonnes et d'églises byzantines avec des places immenses dallées de marbre, des avenues où s'alignent des boutiques à étages. Un hippodrome romain de trente mille places surplombant la mer de Marmara. Et ces cohues de serviteurs dans les avenues, ces animaux étranges – chameaux, éléphants – que mènent des esclaves "noirs comme le péché"… Et Sainte-Sophie la byzantine, aves sa coupole et ses autels couverts d'ivoire, d'or et de pierres précieuses…
La splendeur de Constantinople et le contraste qu'elle offre avec l'archaïsme de l'Occident résument toute l'histoire du premier millénaire chrétien. Cette métropole de marchands et de prêtres, cette cité étincelante et cruelle comme les jeux du cirque qu'elle affectionne, cette capitale rusée comme ses intrigues de palais, mystique et voluptueuse comme l'Orient, c'est une chrétienté mise à l'abri pendant cinq siècles derrière ses murailles et sauvée des régressions barbares comme des décadences. C'est aussi l'héritière d'Athènes et de Rome qui s'est protégée obstinément de tous les périls.
Le face-à-face ambigu entre l'empereur de Constantinople et ces guerriers qu'il a appelés à son secours débouchera sur des malentendus en cascade. Les Francs, passé les premiers jours, se méfient de ces "Grecs efféminés" qui veulent se servir d'eux. Les Byzantins redoutent quant à eux la force brutale des ces "Celtes" (comme ils disent) qu'ils voulaient utiliser comme mercenaires pour reconquérir les territoires perdus. Au bout du compte, la force l'emportera et les Byzantins seront évincés. Entre les deux chrétientés, latine et orthodoxe, le malentendu, la rancune, la défiance prévaudront à cette occasion… et jusqu'à aujourd'hui.
La peste devant Antioche
Les épisodes suivants sont surtout militaires et sanglants. Les croisés remportent d'abord deux grandes batailles. L'une en mai 1097 à Nicée (aujourd'hui la ville turque d'Iznik), qu'ils reprennent aux Seldjoukides après un siège meurtrier ; l'autre en juillet à Dorylée (en Anatolie), où les lourds escadrons francs, cuirassés et caparaçonnés, seront d'abord mis en difficulté par la stratégie tourbillonnante des cavaliers turcs qui déciment sous une pluie de flèches les croisés de Godefroi de Bouillon. La victoire sera finalement acquise, mais au prix de lourdes pertes. Archers, cavaliers et sabreurs seldjoukides battent en retraite. Témoignage d'un chroniqueur croisé : "Nous les poursuivîmes en les tuant pendant tout un jour ; et nous fîmes un butin considérable, de l'or, de l'argent, des chevaux, des ânes, des chameaux, des brebis, des bœufs et beaucoup d'autres choses que nous ignorons".
Après de longs mois de marche à travers l'Anatolie et les montagnes du Taurus, tenaillés par la faim, épuisés par la chaleur et la maladie, les croisés vont ensuite connaître devant Antioche des épreuves plus meurtrières encore.
La ville qu'ils atteignent vers l'automne demeure la plus formidable de toutes les forteresses de l'Orient et de l'Asie Mineure, cette place forte "imprenable" qu'avaient prétendu bâtir les Byzantins peu avant l'an mille. Ses fortifications – une muraille de 10 kilomètres jalonnée de quatre cent cinquante tours et parachevée, à l'est,
par une citadelle haut perchée – laissent les croisés désemparés. De fait, le siège de la citadelle dura huit mois (20 octobre 1097-18 juin 1098). Les armées franques seront minées peu à peu par la famine, les contre-attaques turques puis par la peste. Massacres répétés, "amas de cadavres" signalés par les chroniqueurs, stratagèmes et exécutions sommaires des "espions", constructions de forteresses par les Francs… Ce siège-là est à lui seul un interminable roman médiéval. La situation deviendra si grave que la croisade se trouvera au bord de la déroute. La ville sera prise in extrémis grâce à la trahison d'un habitant d'Antioche, un certain Firouz, fabricant de cuirasses trompé par sa femme et ivre de vengeance. C'est lui qui, nuitamment, ouvrira l'une des portes de la ville aux assaillants. Un vaudeville oriental sauve les croisés de la débâcle !
Croisés cannibales
Ce qu'il reste de l'armée franque ayant repris sa route, c'est toutefois l'année suivante, en 1098, qu'aura lieu sur le territoire de l'actuelle Syrie l'épisode en deux temps qui sera le plus souvent raconté, désigné, répété, mis en vers durant tout le Moyen Âge et jusqu'à la Renaissance. Il se situe dans la ville fortifiée de Maarat al-Numan, qui avait résisté à un premier assaut. Le 12 décembre, la ville est enfin prise et les croisés passent au fil de l'épée des milliers de Turcs et d'habitants. Cette nouvelle conquête et le partage du butin rallument les querelles entre les seigneurs dont certains sont plus soucieux de se tailler des royaumes que d'aller délivrer Jérusalem. Ils se disputent pour s'approprier la ville. C'est alors qu'éclate, dévastatrice, impitoyable, la colère des pauvres. Une colère religieuse.
Ceux-là mêmes qui erraient, faméliques, dans les rues de Maarat et dont nul ne se souciait plus. Ces gueux et ces ribauds à deux doigts de la déraison, voici qu'ils s'enflamment en une terrible émeute. Elle durera plusieurs jours.
Folle insurrection ? Pas tout à fait. Pour contraindre les barons à reprendre la route de Jérusalem, les pèlerins entreprennent la destruction méthodique de cette ville tout juste conquise. Remparts démantelés, maisons incendiées, murailles abattues… Il s'agit de ruiner absolument tout ce qui excite la convoitise des seigneurs.
En définitive, les pauvres ont gain de cause. Cette première croisade, à la différence des suivantes, garde une dimension plus mystique que coloniale. Mais se produit alors un événement dont l'évocation frappera d'épouvante tout l'Orient. Dans l'enfer de Maarat, livrés à la peur, à la faim et à la soif, pendant que les barons ses chamaillent, les pauvres et leurs sectes cèdent à la tentation interdite entre toutes : le cannibalisme. Les cadavres de Sarrasins qui gisent dans les fossés sont découpés et dévorés avec avidité. L'historien Raoul de Caen écrira : "Les nôtres faisaient bouillir des païens adultes dans des marmites. Ils fixaient les enfants sur des broches et les dévoraient grillés". Dans l'islam tout entier, cet épisode sèmera l'effroi et conduira plusieurs cités arabes à se rendre sans combattre à l'approche des Francs. Mais surtout, quoiqu'il fût localisé et marginal, ce crime restera désormais attaché pendant de longs siècles au souvenir des croisades.
Bain de sang à Jérusalem
Le dernier grand massacre aura lieu à Jérusalem, et lui aussi est encore évoqué aujourd'hui. Après un mois de siège, la Ville Sainte est prise en juillet 1099. Répandus dans la cité, saouls de frayeur et d'attente accumulées, les croisés poursuivent et massacrent les musulmans et les juifs, qui sont alors alliés.
D'abord dans les ruelles, puis dans la mosquée al-Aqsa. "La ville, écrit Guillaume de Tyr, présentait en spectacle un tel carnage d'ennemis que les vainqueurs eux-mêmes ne pouvaient qu'être frappés d'horreur et de dégoût".
Le fameux "chroniqueur anonyme", dont le texte latin reste la source la plus fiable, utilise quant à lui une image que l'Histoire retiendra. Il rapporte qu'à l'intérieur de la mosquée al-Aqsa "les nôtres marchaient dans le sang jusqu'aux chevilles". D'autres historiens de l'époque évoqueront ces monceaux de cadavres qui, "pendant une semaine entière", brûleront sous les remparts de la ville.
Combien de morts ? Soixante-dix mille, affirment les historiens arabes.
Chiffre impossible. Vingt mille peut-être…
Quelques barons francs, comme Tancrède et Raymond de Saint-Gilles, ont bien tenté de s'opposer au massacre.
En vain. Le soir, hagards, dégrisés, les soldats francs courent jusqu'au Saint-Sépulcre et s'y "laissent choir bras en croix". Dans l'une des cryptes, on peut voir aujourd'hui les croix qu'ils ont alors gravées dans la pierre.
Oui, la foi peut devenir folle. Aujourd'hui, plus que toute autre ville au monde, Jérusalem le sait.
Texte extrait du livre "Sur la route des croisades" de Jean-Claude GUILLEBAUD, Points Seuil.
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